08/11/2025
Elon Musk ou l'homme qui valait 1 000 milliards

Le Pari à Mille Milliards : Tesla offre à Elon Musk la rémunération la plus extravagante de l'histoire du capitalisme
Elon Musk n'est pas un PDG comme les autres. À 53 ans, cet entrepreneur sud-africain naturalisé américain incarne à lui seul les promesses et les excès de la Silicon Valley. Fondateur et patron de Tesla, SpaceX, Neuralink et propriétaire de X (anciennement Twitter), Musk collectionne les titres comme d'autres les timbres : homme le plus riche du monde avec une fortune estimée à 487,5 milliards de dollars selon Forbes, visionnaire technologique pour ses admirateurs, mégalomane narcissique pour ses détracteurs.
Son parcours ressemble à un roman d'apprentissage américain écrit sous amphétamines. Après avoir vendu sa première entreprise, Zip2, pour 307 millions de dollars en 1999, puis co-fondé PayPal (revendu 1,5 milliard à eBay), Musk aurait pu se contenter d'une retraite dorée. Au lieu de cela, il a investi presque toute sa fortune dans deux paris insensés : SpaceX, qui voulait rendre les voyages spatial abordables, et Tesla, qui promettait de transformer l'industrie automobile centenaire.
Comme l'a écrit le journaliste américain Ashlee Vance dans sa biographie autorisée : « Musk possède cette capacité rare de voir ce que les autres considèrent comme impossible et de le traiter comme un simple problème d'ingénierie à résoudre » (Ashlee Vance, Elon Musk: Tesla, SpaceX, and the Quest for a Fantastic Future, 2015). Cette vision s'accompagne toutefois d'un style de management controversé, d'une présence tonitruante sur les réseaux sociaux et d'une tendance à promettre la lune – parfois littéralement – sans toujours la livrer dans les délais annoncés.
C'est donc cet homme, déjà titulaire du record de la plus grande fortune personnelle de l'histoire, que les actionnaires de Tesla viennent d'autoriser à poursuivre un objectif qui dépasse l'entendement : une rémunération potentielle de mille milliards de dollars. Oui, vous avez bien lu. Un trillion de dollars. De quoi acheter Apple, ou encore le PIB annuel de la Suisse, multiplié par deux.
Le 13 juin 2024, lors d'une assemblée générale extraordinaire qui restera dans les annales, les actionnaires de Tesla ont approuvé un plan de rémunération pour Elon Musk qui, par son ampleur, relègue tous les packages de compensation précédents au rang d'anecdotes. Plus de 75 % des votes exprimés ont validé ce mécanisme qui pourrait, dans le meilleur des scénarios, permettre à Musk de recevoir environ 423,7 millions d'actions supplémentaires de Tesla, réparties en douze tranches distinctes.

Pour mettre ces chiffres en perspective : 423,7 millions d'actions représentent environ 14 % du capital actuel de Tesla. Au cours actuel de l'action (qui fluctue considérablement, entre 150 et 300 dollars selon les périodes), cette masse d'actions pourrait valoir entre 60 et 127 milliards de dollars. Mais les concepteurs du plan ne visent pas le cours actuel : ils visent la stratosphère. Si Tesla atteint les objectifs les plus ambitieux du plan – une capitalisation boursière de 8,5 trillions de dollars –, ces actions vaudraient effectivement près de mille milliards de dollars.
À titre de comparaison, la capitalisation boursière actuelle de Tesla tourne autour de 700 milliards de dollars. Le plan de rémunération parie donc sur une multiplication par douze de la valeur de l'entreprise en une décennie. C'est à la fois fou et, connaissant l'histoire de Tesla, pas totalement impossible. Après tout, qui aurait parié en 2010 qu'un constructeur automobile électrique californien dépasserait la valorisation combinée de General Motors, Ford, Toyota et Volkswagen ?
Comme l'a noté le professeur de droit Charles Elson de l'Université du Delaware dans le New York Times : « Ce n'est pas un package de rémunération, c'est un transfert de richesse d'une échelle jamais vue dans l'histoire des entreprises publiques » (Charles Elson, New York Times, juin 2024). Même dans le monde extravagant des rémunérations de PDG américains – où les packages de plusieurs centaines de millions de dollars sont devenus presque banals –, ce plan détone par son audace vertigineuse.
Contrairement à un salaire traditionnel ou à des stock-options classiques, le plan de rémunération de Musk ne lui garantit rien. Absolument rien. S'il échoue à atteindre les objectifs fixés, il pourrait ne toucher aucune des 423,7 millions d'actions promises. C'est le principe du « pay for performance » poussé à son paroxysme : tout ou rien, quitte ou double, avec des enjeux qui donnent le vertige.
Les douze tranches d'actions sont débloquées selon un système à double détente : des objectifs de capitalisation boursière d'une part, des objectifs opérationnels de l'autre. Examinons ces jalons avec la minutie d'un expert-comptable scrutant la déclaration fiscale d'un oligarque.
Le premier verrou concerne la valorisation boursière de Tesla. Chaque tranche requiert que l'entreprise franchisse un palier de 500 milliards de dollars supplémentaires, partant d'une base de 650 milliards et culminant à 8,5 trillions de dollars. Pour déverrouiller la première tranche, Tesla doit atteindre 1,15 trillion de capitalisation. Pour la douzième et dernière, elle doit peser plus lourd que l'ensemble de l'économie allemande.
« Les marchés financiers ont une mémoire courte », rappelait Warren Buffett dans sa lettre annuelle aux actionnaires de Berkshire Hathaway. « Ce qui semble impossible un jour devient la nouvelle normalité le lendemain » (Warren Buffett, Letter to Shareholders, 2023). Tesla en est l'illustration parfaite : en 2019, les shorts-sellers (spéculateurs pariant sur la baisse de l'action) dominaient le marché, convaincus de la faillite imminente de l'entreprise. En 2021, Tesla avait rejoint le club très fermé des entreprises valant plus de mille milliards de dollars.
Mais atteindre 8,5 trillions supposerait que Tesla ne soit plus simplement un constructeur automobile. Il faudrait qu'elle devienne une plateforme technologique dominante dans l'intelligence artificielle, la robotique, l'énergie et la mobilité autonome. Un pari colossal qui suppose la réussite simultanée de plusieurs révolutions industrielles.
Le premier objectif opérationnel majeur porte sur les volumes de production et de livraison : Tesla doit fabriquer et vendre 20 millions de véhicules électriques par an pour débloquer les tranches les plus élevées. Vingt millions, c'est approximativement ce que produisent annuellement Toyota ou Volkswagen, les géants actuels de l'automobile mondiale.
En 2024, Tesla en est à environ 2 millions de véhicules livrés annuellement. Multiplier par dix cette production en moins d'une décennie implique une cadence de croissance vertigineuse : nouvelles usines géantes (les fameuses « Gigafactories ») sur tous les continents, chaînes d'approvisionnement parfaitement huilées, gamme de modèles élargie pour conquérir tous les segments de marché, du véhicule d'entrée de gamme à 25 000 dollars au Cybertruck futuriste à plus de 100 000 dollars.
Les sceptiques rappellent que Tesla a historiquement eu du mal à tenir ses promesses de production. Le lancement de la Model 3 en 2017-2018 s'est transformé en « enfer de production », selon les propres mots de Musk, qui dormait dans l'usine de Fremont et a frôlé la dépression nerveuse. « Tesla se trouve à quelques semaines de la faillite », tweetait-il à l'époque. Romantique, certes, mais guère rassurant pour des investisseurs institutionnels.
Pourtant, comme l'analyse l'économiste Catherine Wood, fondatrice d'ARK Invest et fervente admiratrice de Musk : « Les courbes d'apprentissage dans la fabrication de véhicules électriques favorisent massivement le pionnier. Chaque voiture produite réduit les coûts et améliore la qualité. Tesla a dix ans d'avance » (Catherine Wood, interview dans Bloomberg, 2024). Si cette avance se maintient, 20 millions de véhicules ne relèvent plus de la science-fiction mais de l'extrapolation mathématique.
Le deuxième projet transformateur inscrit dans le plan de rémunération concerne les robotaxis : Tesla doit déployer un million de véhicules autonomes capables de transporter des passagers sans conducteur humain. Un million de robots roulants, sillonnant les villes, générant des revenus 24 heures sur 24, transformant chaque Tesla en un actif productif plutôt qu'en bien de consommation immobilisé 95 % du temps dans un parking.

L'idée du robotaxi hante Musk depuis des années. Dès 2016, il promettait qu'une Tesla pourrait traverser les États-Unis en conduite entièrement autonome. Nous sommes en 2025, et cette prouesse n'est toujours pas réalisée. Le système « Full Self-Driving » (FSD) de Tesla demeure classé comme assistance à la conduite de niveau 2, nécessitant une supervision constante du conducteur. Pendant ce temps, des concurrents comme Waymo (filiale d'Alphabet) opèrent déjà des services de robotaxis commerciaux dans plusieurs villes américaines, avec de vrais véhicules sans conducteur.
Le journaliste du Wall Street Journal Tim Higgins, auteur d'une enquête approfondie sur Tesla, note que « promettre l'autonomie complète est devenu chez Musk une forme d'art performatif. Chaque année, c'est pour l'année prochaine, et chaque année, l'année prochaine recule » (Tim Higgins, Power Play: Tesla, Elon Musk, and the Bet of the Century, 2021).
Néanmoins, les progrès sont tangibles. Le FSD, même imparfait, s'améliore grâce aux milliards de kilomètres de données collectées par la flotte Tesla. Musk mise sur une approche « vision pure », utilisant uniquement des caméras et de l'intelligence artificielle, quand ses concurrents s'appuient sur des capteurs LiDAR coûteux. Si cette stratégie aboutit, elle offrirait un avantage économique décisif : des robotaxis moins chers à produire, donc plus rentables à exploiter.
L'objectif d'un million de robotaxis suppose aussi un cadre réglementaire favorable. Les autorités californiennes, texanes, chinoises devront autoriser massivement ces véhicules. Un pari politique autant que technologique, dans un contexte où chaque accident impliquant un véhicule autonome déclenche une tempête médiatique et des appels à la régulation renforcée.
Le troisième pilier du plan concerne la rentabilité : Tesla doit générer 400 milliards de dollars d'EBITDA annuel (bénéfices avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement). Pour situer ce chiffre, l'EBITDA actuel de Tesla tourne autour de 15 milliards de dollars. Celui d'Apple, l'entreprise la plus profitable au monde, avoisine 130 milliards.
Quatre cents milliards d'EBITDA impliqueraient que Tesla ne se contente plus de vendre des voitures. Les marges sur l'automobile, même électrique et haut de gamme, restent structurellement limitées. Les vrais profits devraient provenir de services à marge élevée : les revenus récurrents du réseau de robotaxis, les abonnements au logiciel Full Self-Driving (facturé 12 000 dollars à vie ou 199 dollars par mois), les ventes de crédits carbone à d'autres constructeurs, l'activité de stockage d'énergie avec les batteries Megapack, peut-être même les revenus publicitaires sur les écrans des véhicules autonomes.
L'analyste financier Benedict Evans, ancien partenaire chez Andreessen Horowitz, résume ainsi la transformation en cours : « Tesla n'est plus évaluée comme un constructeur automobile mais comme une entreprise de technologie à l'économie d'échelle. Les investisseurs parient sur des marges logicielles sur un parc de véhicules, pas sur la vente unitaire de métal et de batteries » (Benedict Evans, newsletter Monday Note, 2024).
Ce passage du produit au service est le Graal de toute entreprise technologique. Apple l'a réussi avec l'App Store et les services. Microsoft avec le cloud Azure. Google avec la publicité. Si Tesla y parvient avec la mobilité, les 400 milliards deviennent concevables. Si elle reste un constructeur automobile traditionnel, même électrique, c'est du domaine de la fantaisie pure.
Dans toute entreprise cotée en bourse, le conseil d'administration est censé représenter les intérêts des actionnaires et tempérer les ardeurs du PDG. Chez Tesla, cette fonction semble avoir été mise en veilleuse, transformant le conseil en chambre d'enregistrement des volontés de Musk.
C'est en tout cas la thèse défendue par Robyn Denholm, présidente du conseil d'administration de Tesla et – ironie piquante – censée incarner le contrepoids indépendant face à Musk. Dans une lettre ouverte aux actionnaires, Denholm a utilisé un argument qui confine au chantage affectif : refuser ce plan de rémunération, c'est risquer de perdre « le temps, le talent et la vision » d'Elon Musk.
« Nous nous trouvons à un moment décisif », écrivait-elle avec une emphase digne d'un scénario hollywoodien. « Elon dirige quatre entreprises révolutionnaires simultanément. Tesla a besoin de son génie créatif alors que nous abordons l'ère de l'intelligence artificielle et de la robotique. Sans cet accord, nous risquons de le perdre au profit de ses autres projets. »
Traduction : Musk nous tient en otage. Payez, ou il ira jouer ailleurs.
Cette posture a provoqué l'ire des défenseurs d'une gouvernance d'entreprise rigoureuse. Nell Minow, vice-présidente de ValueEdge Advisors et référence en matière de droits des actionnaires, a déclaré au Financial Times : « C'est précisément ce qu'un conseil d'administration indépendant ne doit jamais faire : négocier sous la menace. Si votre PDG vous dit "payez-moi ou je pars", la réponse correcte est "la porte est là" » (Nell Minow, Financial Times, juin 2024).
Le problème, c'est que Musk n'est pas un PDG remplaçable. Il est Tesla, dans l'imaginaire collectif et dans la réalité opérationnelle. Son départ provoquerait probablement un effondrement boursier. Les actionnaires le savent. Musk le sait. Et il en joue avec le panache d'un joueur de poker tenant un carré d'as.
Malgré les 75 % de votes favorables, des voix dissonnantes se sont élevées, notamment du côté des investisseurs institutionnels qui, contrairement aux actionnaires individuels souvent fascinés par le personnage Musk, scrutent la rentabilité et les risques avec la froideur de tableurs Excel.
Le fonds souverain norvégien (Norges Bank Investment Management), qui gère 1 600 milliards de dollars et détient une participation significative dans Tesla, a voté contre le plan. Dans un communiqué aussi sobre que cinglant, le fonds a expliqué ses réserves : « Nous sommes préoccupés par la taille totale de la rémunération, la dilution excessive pour les actionnaires existants, le risque lié à la concentration sur une personne clé, et les questions relatives à l'indépendance du conseil d'administration. »
Traduction, encore une fois : ce plan est démesuré, il dilue notre participation, il accentue le risque de dépendance à un seul individu, et le conseil d'administration ne fait pas son boulot de contre-pouvoir.
D'autres investisseurs institutionnels ont joint leur voix à ce concert de réprobations. California State Teachers' Retirement System (CalSTRS), l'un des plus gros fonds de pension américains, a également voté contre, tout comme plusieurs gestionnaires d'actifs européens. Les firmes de conseil en vote par procuration, Institutional Shareholder Services (ISS) et Glass Lewis, qui conseillent les investisseurs sur les résolutions d'assemblées générales, ont toutes deux recommandé de rejeter le plan.
La réaction de Musk ? Prévisible et explosive. Sur X (ex-Twitter), qu'il possède et utilise comme mégaphone personnel, il a qualifié ISS et Glass Lewis d'entités « incroyablement stupides » et a traité leurs analystes de « terroristes d'entreprise ». Une élégance verbale toute en nuances.
L'analyste Dan Ives de Wedbush Securities, généralement favorable à Tesla, a néanmoins admis dans une note à ses clients : « Le langage utilisé par Musk pour répondre aux critiques légitimes est contre-productif. Cela renforce l'image d'un PDG imperméable aux garde-fous de gouvernance » (Dan Ives, note de recherche Wedbush, juin 2024).
Face à cette fronde, les défenseurs du plan brandissent un argument massue : le système capitaliste repose sur l'alignement des intérêts. Si Musk peut gagner mille milliards en faisant de Tesla une entreprise de 8,5 trillions, cela signifie que les actionnaires existants auront multiplié leur mise par douze. Une marée montante qui soulève tous les bateaux, comme disait Kennedy – bien que, dans ce cas précis, elle soulève surtout le yacht de 120 mètres de Musk.
James Anderson, ancien gestionnaire de portefeuille chez Baillie Gifford (un investisseur de la première heure dans Tesla), défend cette vision : « Elon Musk a déjà prouvé qu'il pouvait créer une valeur extraordinaire. Le précédent plan de rémunération de 2018, jugé alors tout aussi scandaleux, a abouti à une multiplication par dix de la valeur de Tesla. Les actionnaires qui ont hurlé à l'époque ont ensuite pleuré de joie en consultant leurs portefeuilles » (James Anderson, interview dans Bloomberg, 2024).
De fait, le plan de 2018 fixait des objectifs jugés irréalistes par beaucoup : une capitalisation de 650 milliards de dollars (atteinte en 2020), des revenus de 175 milliards (presque atteints aujourd'hui). Musk a touché environ 50 milliards de dollars via ce plan, mais Tesla en vaut aujourd'hui 700 milliards. L'actionnaire lambda a bien profité du voyage.
Le nouveau plan vise simplement à répéter l'exploit sur une échelle encore plus vertigineuse. Ses partisans affirment qu'il « verrouille » Musk chez Tesla pour huit à dix ans minimum. Car débloquer toutes les tranches d'actions requiert du temps et une présence opérationnelle constante. Impossible de gérer cette transformation depuis Mars (où Musk veut justement envoyer des humains avec SpaceX) ou depuis le siège de X.
Ron Baron, milliardaire et investisseur de longue date dans Tesla, a même déclaré lors de l'assemblée générale : « Je donnerais volontiers à Elon la moitié de ma participation si cela signifie qu'il reste aux commandes et double la valeur de l'entreprise. C'est le meilleur deal de ma carrière d'investisseur » (Ron Baron, AG Tesla, juin 2024).
Cette logique, aussi mercantile soit-elle, séduit les actionnaires individuels, nombreux chez Tesla, qui vouent souvent à Musk un culte quasi religieux. Sur les forums en ligne et les réseaux sociaux, les « TSLAQ » (surnom ironique des shorts-sellers anti-Tesla) affrontent les « Tesla bulls » dans des joutes verbales d'une violence inouïe. Les premiers dénoncent une secte, les seconds vénèrent un prophète de la transition énergétique.
Si l'on se place du côté des sceptiques, le plan de rémunération pose plusieurs problèmes structurels au-delà de son montant pharaonique.
Premier écueil : le risque de la « key person dependency », comme le souligne le fonds norvégien. Tesla n'a pas de numéro deux évident, pas de dauphin, pas de plan de succession crédible. Si Musk est percuté par un météorite – probabilité faible mais non nulle, connaissant ses projets spatiaux –, que devient Tesla ? L'entreprise s'effondre-t-elle comme un château de cartes ? Un plan de rémunération sain devrait encourager la construction d'une équipe de direction robuste, pas renforcer la dépendance à un seul cerveau.
Deuxième écueil : la dilution. Les 423,7 millions d'actions représentent 14 % supplémentaires du capital. Autrement dit, la participation de chaque actionnaire actuel sera mécaniquement réduite de 14 %. Si vous possédez 1 % de Tesla aujourd'hui, vous en posséderez 0,86 % une fois toutes les tranches débloquées. Certes, si la valeur totale a été multipliée par douze, votre 0,86 % vaudra bien plus que votre 1 % initial. Mais ce calcul suppose que tous les objectifs soient atteints. Si Tesla plafonne à, disons, 2 trillions de valorisation, vous aurez été dilué pour enrichir Musk sans contrepartie proportionnelle.
Troisième écueil : le précédent. Comme l'avertit Lucian Bebchuk, professeur de droit à Harvard et spécialiste de la gouvernance
d'entreprise : « Approuver un tel plan envoie un signal dangereux aux conseils d'administration du monde entier. Si Tesla peut offrir mille milliards à son PDG, pourquoi pas Apple, Microsoft ou Amazon ? Nous entrons dans une spirale de surenchère qui transforme les entreprises publiques en machines à enrichir leurs dirigeants plutôt que leurs actionnaires » (Lucian Bebchuk, tribune dans Harvard Law Review, 2024).
L'histoire du capitalisme américain est jalonnée de scandales de rémunération excessive : le PDG de General Electric Jack Welch et sa retraite dorée, les bonus de Wall Street à la veille de la crise de 2008, les parachutes dorés de dirigeants d'entreprises en faillite. À chaque fois, l'opinion publique s'indigne, les régulateurs promettent de sévir, puis tout repart de plus belle. Le plan Musk pourrait marquer un nouveau sommet dans cette escalade.
Au-delà de la polémique sur les montants, le véritable enjeu est l'avenir de Tesla. L'entreprise se trouve à un carrefour stratégique. Pendant des années, elle a dominé le marché des véhicules électriques grâce à son avance technologique, son réseau de Superchargeurs et l'aura de son fondateur. Mais la concurrence s'intensifie.
Les constructeurs chinois, BYD en tête, inondent le marché de modèles électriques à bas coûts. BYD a dépassé Tesla en volume de ventes en 2023. Les européens (Volkswagen, BMW, Mercedes) et les américains (Ford, GM) rattrapent leur retard. La technologie de batteries se banalise. L'avance de Tesla s'érode.
Pour justifier sa valorisation stratosphérique, Tesla doit donc se réinventer. Le pari des robotaxis en est l'illustration : transformer la mobilité en service, créer un écosystème où les voitures Tesla deviennent des plateformes génératrices de revenus récurrents, construire un avenir où conduire soi-même paraîtra aussi archaïque qu'utiliser un minitel.
Musk lui-même insiste sur la dimension d'intelligence artificielle de Tesla. Lors de la dernière conférence téléphonique avec les analystes financiers, il a martelé : « Tesla n'est pas une entreprise automobile, c'est une entreprise d'IA qui fabrique des robots sur roues. Si vous ne comprenez pas ça, vous ne comprenez pas Tesla » (Elon Musk, conférence téléphonique, T1 2024).
Cette vision est soit géniale, soit délirante. Les prochaines années le diront. Ce qui est certain, c'est que Musk a aligné ses intérêts financiers personnels sur cette vision. S'il échoue, il ne touchera rien ou presque. S'il réussit, il décrochera le jackpot du millénaire.
Il serait naïf de penser que Musk est uniquement motivé par l'argent. Avec une fortune de 487,5 milliards de dollars, il pourrait vivre dix mille vies dans un luxe inouï sans jamais travailler un jour de plus. Le plan de rémunération répond à un ressort plus profond : l'ego, la quête de reconnaissance, le désir de laisser une trace dans l'histoire qui survivra aux siècles.
Walter Isaacson, qui a publié une biographie exhaustive de Musk en 2023 après avoir passé deux ans dans son sillage, décrit un homme hanté par un sentiment d'urgence existentielle : « Elon opère sous une pression interne constante. Il croit profondément que l'humanité doit devenir une espèce multiplanétaire pour survivre, que la transition énergétique est une course contre la montre, que l'intelligence artificielle déterminera l'avenir de la conscience. Pour lui, dormir est une perte de temps, les loisirs une distraction » (Walter Isaacson, Elon Musk, 2023).
Dans cette logique, la rémunération devient une métrique, un score dans un jeu vidéo cosmique. Devenir le premier trillionaire de l'histoire ne serait pas une fin en soi mais la preuve chiffrée d'avoir changé le monde. Une validation externe de son importance civilisationnelle.
Le psychologue et auteur Adam Grant a analysé ce profil dans son livre Think Again : « Les individus qui accomplissent des choses extraordinaires sont souvent prisonniers de leurs propres récits grandioses. Ils confondent confiance et arrogance, vision et aveuglement. Leur force devient leur faiblesse quand ils cessent d'écouter les signaux contradictoires » (Adam Grant, Think Again: The Power of Knowing What You Don't Know, 2021).
Musk incarne parfaitement cette ambivalence. Ses paris insensés sur SpaceX et Tesla, jugés suicidaires en 2008, se sont révélés visionnaires. Mais son rachat chaotique de Twitter pour 44 milliards de dollars, rebaptisé X et ayant perdu environ 70 % de sa valeur selon les estimations, illustre les limites de cette approche. Quand Musk a raison, il a spectaculairement raison. Quand il a tort, c'est le Titanic.
Le plan de rémunération de Musk ne se déroule pas dans une bulle capitalistique désincarnée. Il intervient dans un contexte politique américain de plus en plus tendu autour des inégalités de richesse.
La sénatrice Elizabeth Warren, figure de proue de l'aile gauche du Parti démocrate, a saisi l'occasion pour dénoncer « l'obscénité morale d'un système qui permet à un seul individu d'accumuler une richesse équivalant au budget fédéral de plusieurs États, pendant que des millions d'Américains peinent à payer leurs factures médicales » (Elizabeth Warren, communiqué de presse, juin 2024).
Bernie Sanders a renchéri sur X – ironie supplémentaire, puisque la plateforme appartient à Musk : « Pendant qu'Elon Musk se vote un plan de rémunération d'un trillion de dollars, 60 % des Américains vivent d'un salaire à l'autre. Le système est cassé. Il est temps de taxer les ultra-riches » (Bernie Sanders, post sur X, juin 2024).
Ces critiques trouvent un écho dans une partie de l'opinion publique. Un sondage réalisé par le Pew Research Center en 2024 montre que 73 % des Américains estiment que les PDG sont « beaucoup trop payés », et 64 % soutiennent l'idée d'un plafonnement des rémunérations de dirigeants dans les entreprises publiques.
Mais Musk bénéficie aussi d'un capital sympathie considérable, notamment auprès des jeunes générations qui voient en lui un disrupteur, un rebelle du système, presque un superhéros technologique. Ses 200 millions d'abonnés sur X témoignent d'une influence culturelle qui transcende le monde des affaires.
L'économiste français Thomas Piketty, auteur du best-seller Le Capital au XXIe siècle, voit dans le cas Musk l'illustration parfaite de sa thèse : « La concentration du capital se nourrit d'elle-même. Les grandes fortunes s'auto-reproduisent à un rythme qui dépasse la croissance économique globale, creusant inexorablement les inégalités » (Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, 2013). Mais il arrive aussi à Piketty de se tromper lourdement, sur la Russie par exemple.
Pourtant, Musk ne correspond pas au portrait caricatural du rentier oisif. Il travaille prétendument 80 à 100 heures par semaine, dort dans ses usines, répond aux emails à 3 heures du matin. Sa richesse ne provient pas d'un héritage aristocratique mais de la création d'entreprises qui, selon leurs défenseurs, ont effectivement transformé des industries entières. La distinction entre « bonne » et « mauvaise » fortune devient alors philosophiquement complexe.
L'histoire du plan de rémunération de Musk ressemble déjà à un thriller juridique en plusieurs saisons. En janvier 2024, une juge de la Cour du Delaware, Kathaleen McCormick, a invalidé le précédent plan de compensation de 2018 – celui-là même qui avait permis à Musk de toucher environ 50 milliards de dollars. Le motif ? Un conflit d'intérêts flagrant et une négociation truquée entre Musk et un conseil d'administration largement composé de ses amis personnels et relations d'affaires.
Dans un jugement de 200 pages d'une sévérité rare, la juge McCormick a écrit : « Le processus menant à l'approbation du plan de rémunération était profondément vicié. Musk a dominé les négociations. Le conseil d'administration n'a pas rempli son rôle fiduciaire envers les actionnaires » (Juge Kathaleen McCormick, décision Tornetta v. Musk, janvier 2024).
Ce jugement a provoqué une onde de choc. D'un coup de plume judiciaire, la juge annulait la plus grosse rémunération de l'histoire du capitalisme. Musk, furieux, a immédiatement menacé de délocaliser le siège social de Tesla du Delaware vers le Texas, État réputé plus accueillant envers les grandes entreprises et leurs dirigeants.
Le nouveau plan de rémunération approuvé en juin 2024 est donc, en partie, une tentative de contourner cette décision. En le soumettant à nouveau au vote des actionnaires avec une communication renforcée et une participation accrue, Tesla et Musk espèrent démontrer que les actionnaires, pleinement informés, soutiennent massivement la rémunération.
Mais les experts juridiques prédisent de nouveaux contentieux. Charles Elson, que nous avons déjà cité, estime que « ce nouveau vote ne résout pas les problèmes de gouvernance fondamentaux. Si le conseil d'administration reste aussi complaisant, si les conflits d'intérêts persistent, la justice du Delaware pourrait à nouveau intervenir » (Charles Elson, interview dans The Wall Street Journal, juin 2024).
Richard Painter, professeur de droit à l'Université du Minnesota et ancien conseiller éthique de la Maison Blanche sous George W. Bush, va plus loin : « Ce que nous voyons chez Tesla est une forme de kleptocapitalisme. Un individu contrôle effectivement l'entreprise, nomme ses amis au conseil, et se vote des compensations astronomiques. C'est légal dans la forme, mais profondément contraire à l'esprit du droit des sociétés américain » (Richard Painter, tribune dans Fortune, 2024).
Au cœur de cette controverse se cache une question philosophique redoutable : comment évaluer la contribution d'un individu à la création de valeur collective ? Musk mérite-t-il mille milliards parce qu'il a transformé l'industrie automobile ? Parce qu'il a relancé l'exploration spatiale ? Parce qu'il a accéléré la transition énergétique ?
Les ingénieurs, designers, ouvriers de Tesla ont aussi contribué à cette réussite. Les subventions gouvernementales américaines – plusieurs milliards de dollars en crédits d'impôt, prêts garantis, et achats publics – ont soutenu Tesla dans ses moments les plus difficiles. Les clients, par leur confiance, ont permis à l'entreprise de survivre quand tous les analystes prédisaient sa chute.
Faut-il alors attribuer l'intégralité du mérite – et de la récompense – au PDG ? C'est la logique du « great man theory », cette conception de l'histoire où les événements sont déterminés par des individus exceptionnels. Steve Jobs chez Apple. Jeff Bezos chez Amazon. Mark Zuckerberg chez Facebook/Meta.
Le sociologue Matthew Stewart, dans son livre The 9.9 Percent, nuance cette vision : « Les récits héroïques servent les intérêts de ceux qui en bénéficient. Oui, certains individus ont du talent. Mais ce talent s'exerce dans un écosystème favorable, soutenu par des infrastructures publiques, des systèmes éducatifs, des réseaux sociaux. Attribuer tout le mérite à un seul homme relève du mythe plus que de l'analyse rationnelle » (Matthew Stewart, The 9.9 Percent: The New Aristocracy That Is Entrenching Inequality and Warping Our Culture, 2021).
À l'inverse, les défenseurs du modèle entrepreneurial soulignent la rareté des talents visionnaires capables d'exécuter à cette échelle. « Beaucoup de gens ont des idées. Très peu les transforment en entreprises prospères. Et une infime minorité créent des empires industriels qui redéfinissent des secteurs entiers », argue Peter Thiel, cofondateur de PayPal avec Musk et investisseur emblématique de la Silicon Valley (Peter Thiel, Zero to One: Notes on Startups, or How to Build the Future, 2014).
Ce débat n'est pas près de se clore. Il reflète des conceptions antagonistes de la justice économique, du mérite individuel et du rôle de l'État dans la régulation du capitalisme.
Le plan de rémunération de Musk ne concerne pas que Tesla. Il envoie des signaux à tout l'écosystème de la tech. Si un PDG peut légitimement aspirer à mille milliards, qu'en est-il des autres titans ?
Satya Nadella chez Microsoft, Tim Cook chez Apple, Sundar Pichai chez Alphabet/Google sont rémunérés « modestement » en comparaison – quelques dizaines de millions de dollars par an en salaire et bonus, plus des stock-options qui peuvent représenter quelques centaines de millions. Certes, ce ne sont pas des sommes insignifiantes pour le commun des mortels, mais elles restent dans un ordre de grandeur « raisonnable » par rapport à la taille et à la rentabilité de leurs entreprises.
Le plan Musk brise ces conventions. Il établit un nouveau référentiel. Les jeunes fondateurs de startups, observant ce précédent, pourraient être tentés de négocier des packages toujours plus extravagants lors de leurs introductions en bourse.
Marc Andreessen, venture capitalist influent et cofondateur du navigateur Netscape, a tweeté de manière provocante : « Si Elon peut obtenir 1 trillion pour avoir révolutionné le transport et l'énergie, combien devraient toucher ceux qui révolutionneront la médecine, l'éducation ou l'alimentation ? Le plafond vient d'exploser » (Marc Andreessen, post sur X, juin 2024).
Cette perspective inquiète les investisseurs institutionnels qui siègent dans de multiples conseils d'administration. Ils craignent une escalade où chaque PDG exigera des compensations exponentielles sous prétexte que « si Musk peut, pourquoi pas moi ? ».
Le risque est celui d'une financiarisation accrue de l'économie, où l'objectif principal n'est plus de créer de la valeur tangible – produits, services, emplois – mais de manipuler le cours boursier pour débloquer des tranches d'actions. Les scandales Enron, WorldCom ou Theranos ont montré où mène cette logique quand elle dérape : mensonges comptables, fraudes, krachs.
Imaginons l'impensable. Demain, Elon Musk décide de partir. Accident, lassitude, divergence stratégique avec le conseil, enlèvement par des extraterrestres – peu importe le motif. Que devient Tesla ?
L'entreprise possède des actifs considérables : des usines modernes, une marque puissante, une technologie de batteries avancée, un réseau de recharge déployé mondialement, des millions de clients fidèles. Sur le papier, elle devrait survivre.
Pourtant, les analystes estiment quasi unanimement que l'action Tesla s'effondrerait de 30 à 50 % si Musk claquait la porte. Pourquoi ? Parce que Musk est la promesse Tesla. C'est lui qui vend le rêve des robotaxis, de la colonisation de Mars (via l'intégration avec SpaceX), de l'humanité augmentée par les implants cérébraux Neuralink qui communiqueraient avec les véhicules.
Sans cette vision intégrée, Tesla redevient un constructeur automobile certes performant, mais ordinaire. Sa valorisation actuelle de 700 milliards ne se justifie que par les paris sur l'IA, la robotique, l'autonomie complète – domaines où Musk joue un rôle central, tant dans la conception stratégique que dans la mobilisation des talents.
Le journaliste Kara Swisher, observatrice avisée de la Silicon Valley, résume : « Musk est simultanément le plus grand atout et la plus grande vulnérabilité de Tesla. C'est un pari existentiel. Soit il réalise ses visions et crée des billions de valeur, soit il s'épuise, s'égare, ou disparaît, et tout s'écroule » (Kara Swisher, podcast Pivot, 2024).
Ce paradoxe justifie, aux yeux de certains, la rémunération pharaonique. Elle devient une prime d'assurance : en liant Musk financièrement pour une décennie, Tesla achète une stabilité. Elle s'assure que son visionnaire en chef ne partira pas créer une Tesla 2.0 concurrente, ou ne consacrera pas 90 % de son temps à ses autres projets.
Il existe néanmoins un risque plus subtil, rarement évoqué dans les débats financiers : celui de l'hubris. La mythologie grecque regorge d'histoires de héros dont les succès répétés engendrent une arrogance fatale. Icare vole trop près du soleil, ses ailes de cire fondent, il s'écrase.
Musk a déjà démontré une tendance à la démesure. Son rachat de Twitter, rebaptisé X, a été marqué par des décisions erratiques : licenciement brutal de la moitié du personnel, modifications incessantes de la plateforme, réactivation de comptes controversés, guerre ouverte avec les annonceurs. En deux ans, la valeur de l'entreprise a plongé.
Que se passerait-il si Musk, dopé par ce nouveau plan de rémunération et convaincu de son invincibilité, prenait des décisions stratégiques catastrophiques chez Tesla ? Lancer un modèle raté ? S'aliéner les régulateurs ? Provoquer un scandale qui ternirait la marque ?
L'histoire des affaires est jalonnée de PDG « géniaux » qui, après des succès retentissants, ont mené leurs entreprises à la ruine par excès de confiance. Jean-Marie Messier chez Vivendi Universal, Dick Fuld chez Lehman Brothers, Adam Neumann chez WeWork.
Le psychologue organisationnel Benjamin Hardy met en garde : « Le succès passé est un piège cognitif. Il nous convainc que nos méthodes sont infaillibles, que notre intuition est toujours juste. Les entrepreneurs les plus dangereux sont ceux qui ont eu raison trop souvent » (Benjamin Hardy, Personality Isn't Permanent, 2020).
Musk a eu raison contre tous les pronostics avec SpaceX et Tesla. Cela le rend-il infaillible pour les dix prochaines années ? Statistiquement, c'est improbable. La question devient alors : le conseil d'administration de Tesla aura-t-il l'indépendance et le courage de contrer Musk si celui-ci s'engage dans une voie destructrice ? Rien, dans la gouvernance actuelle, ne le suggère.
Au-delà des questions de rémunération et de gouvernance, un enjeu plus large se dessine : l'avenir de la transition énergétique elle-même. Tesla a été, pendant une décennie, le fer de lance de l'électrification des transports. Son succès a forcé l'ensemble de l'industrie à pivoter vers l'électrique.
Mais si Tesla s'enlise dans des querelles juridiques, si Musk se disperse sur trop de fronts, si l'entreprise perd son avance technologique, c'est toute la dynamique de transition qui pourrait ralentir. Les constructeurs traditionnels, moins convaincus par l'urgence climatique, pourraient réduire leurs investissements. Les gouvernements pourraient revoir leurs subventions.
L'activiste climatique Bill McKibben, fondateur de l'organisation 350.org, exprime cette inquiétude : « Tesla a montré que les véhicules électriques pouvaient être désirables, performants, profitables. C'était une percée psychologique autant que technologique. Si Tesla faiblit, le récit de l'inévitabilité de l'électrique s'affaiblit aussi » (Bill McKibben, article dans The New Yorker, 2024).
Paradoxalement, Musk lui-même s'est récemment éloigné du discours environnemental qui avait fondé Tesla. Ses positions politiques de plus en plus affirmées, son soutien à certains candidats climatosceptiques, ses critiques des politiques de subvention gouvernementales ont brouillé le message.
Tesla reste, malgré tout, le symbole d'une possible réconciliation entre capitalisme et écologie. L'idée qu'on peut sauver la planète tout en s'enrichissant. Si ce modèle s'effondre ou se discrédite, c'est une option stratégique entière qui disparaît du débat climatique.
Prédire l'avenir est un exercice périlleux, surtout dans le domaine technologique où les ruptures surviennent sans prévenir. En 2007, personne n'anticipait qu'un téléphone d'Apple révolutionnerait l'économie mondiale. En 2010, Tesla était une startup au bord de la faillite. Aujourd'hui, elle pèse plus que les dix plus gros constructeurs automobiles traditionnels réunis.
Trois scénarios se dessinent pour la décennie à venir.
Scénario optimiste : la prophétie autoréalisatrice. Musk, galvanisé par le plan de rémunération et la confiance des actionnaires, accomplit l'impossible. Tesla déploie effectivement un million de robotaxis, produit 20 millions de véhicules annuels, atteint les 400 milliards d'EBITDA. L'entreprise se transforme en plateforme de mobilité dominante, ses logiciels équipent d'autres constructeurs sous licence, ses batteries alimentent des réseaux électriques entiers. La capitalisation de 8,5 trillions est atteinte. Musk devient trillionaire, les actionnaires multiplient leur mise par douze, et l'histoire retient cette décennie comme celle où l'humanité a basculé dans la mobilité autonome et durable. Les critiques d'aujourd'hui passent pour des esprits frileux qui n'ont pas su voir l'avenir.
Scénario médian : le succès partiel. Tesla continue de croître mais n'atteint pas les objectifs les plus ambitieux. La production grimpe à 10 millions de véhicules, les robotaxis fonctionnent dans quelques villes pilotes, la capitalisation atteint 2 ou 3 trillions. Musk touche quelques tranches d'actions, empochant « seulement » 100 ou 200 milliards – ce qui reste une fortune colossale mais loin du trillion promis. Les actionnaires sont satisfaits sans être enthousiastes. Tesla demeure un acteur majeur mais doit composer avec une concurrence féroce. Le plan de rémunération s'avère avoir été une motivation utile sans être déterminante. L'histoire retient un pari audacieux qui a partiellement payé.
Scénario pessimiste : l'effondrement spectaculaire. La concurrence chinoise submerge Tesla sur le marché le plus important au monde. Les robotaxis accumulent les accidents, provoquant un gel réglementaire. La technologie Full Self-Driving s'avère avoir été survend, incapable d'atteindre le niveau 5 d'autonomie. Les scandales de gouvernance s'accumulent, les procès se multiplient, les investisseurs institutionnels fuient. Musk, épuisé ou distrait par ses autres projets, perd le fil. La capitalisation de Tesla s'effondre à 200 ou 300 milliards. Aucune tranche d'actions n'est débloquée. Le plan de rémunération devient le symbole d'une époque d'hubris financière. L'histoire retient une bulle spéculative, un culte de la personnalité qui a aveuglé les investisseurs, et un gâchis industriel.
Lequel de ces scénarios se réalisera ? Personne ne le sait. C'est précisément cette incertitude qui fait du plan de rémunération de Musk un pari si fascinant et si risqué.
Elon Musk chez le premier des podcaster, pour la Joe Rogan Experience le 21 octobre 2025.
Le plan de rémunération d'Elon Musk est bien plus qu'une anecdote financière ou une curiosité de la page économique. C'est un miroir tendu à notre époque, reflétant nos contradictions, nos aspirations et nos angoisses.
Nous vivons dans une ère d'inégalités croissantes où les milliardaires accumulent des fortunes que les pharaons d'Égypte n'auraient osé imaginer. Simultanément, nous croyons au progrès technologique comme vecteur d'émancipation collective, espérant que les innovations d'aujourd'hui résoudront les crises de demain – climatique, énergétique, sanitaire.
Musk incarne cette tension. Il est à la fois l'ultra-riche que les populistes dénoncent et le visionnaire que les technophiles acclament. Son plan de rémunération cristallise le dilemme : faut-il accepter des concentrations de richesse obscènes si elles accompagnent des transformations bénéfiques à l'humanité ?
Les sociétés démocratiques n'ont jamais vraiment tranché cette question. Elles oscillent entre fascination pour les « self-made men » et rejet des ploutocrates. Entre culte de l'entrepreneur génial et demande de régulation. Entre libre marché et justice sociale.
Le philosophe Michael Sandel, dans What Money Can't Buy, avertit : « Quand nous laissons l'argent déterminer toutes les valeurs, nous corrompons les biens que nous cherchons à protéger. Certaines choses ne devraient pas être à vendre » (Michael Sandel, What Money Can't Buy: The Moral Limits of Markets, 2012). Peut-on acheter un visionnaire avec un trillion de dollars ? Doit-on le faire ?
Dans dix ans, nous saurons si le pari de Tesla était génial ou délirant. En attendant, ce plan de rémunération demeurera le symbole parfait d'une époque où l'audace côtoie la démesure, où le rêve flirte avec la folie, et où un seul homme peut aspirer à capturer une richesse égale au PIB de petites nations.
Comme le conclut l'historien de l'économie Niall Ferguson : « Chaque époque produit les figures qu'elle mérite. Le XIXe siècle eut ses barons voleurs, le XXe ses industriels fordistes. Le XXIe a ses tech-titans. Musk est notre Rockefeller, notre Ford, notre Edison – en plus excentrique, plus rapide, plus imprévisible. L'histoire le jugera, mais nous, contemporains, ne pouvons que regarder, fascinés et inquiets, ce pari sans précédent » (Niall Ferguson, The Ascent of Money, édition révisée 2024).
Le rideau ne fait que se lever sur ce spectacle en plusieurs actes. Les dix prochaines années diront si Elon Musk méritait mille milliards de dollars – ou si cette somme astronomique ne fut qu'une illusion de plus dans le grand casino du capitalisme contemporain.
PS : Au moment de finir cet article, l'action Tesla oscille autour de 250 dollars, valorisant l'entreprise à environ 700 milliards. Pour atteindre les 8,5 trillions nécessaires au déblocage intégral du plan de rémunération, elle devrait grimper à 3 000 dollars par action. Impensable ? C'est ce qu'on disait déjà quand elle est passée de 20 à 200 dollars entre 2019 et 2021. Avec Musk, l'impossible n'est jamais qu'une question de calendrier.
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